samedi 8 mai 2021

Marc Batard, à l'Annapurna : « Si Lachenal voyait ça ! »

 De retour à Pokhara après leur tentative à l'Annapurna, Marc Batard, Yorick Vion et Bertrand Delapierre sont quelque peu décontenancés par les quelques jours qu'ils viennent de passer là-haut, au milieu des hélicoptères, des bouteilles d'oxygène et des pseudo-alpinistes qui n'avaient jamais mis de crampons auparavant.


« J'avais choisi l'Annapurna pour éviter la foule, on peut dire que j'ai été servi ! »

Yorick Vion

Les mauvaises langues diront que nos trois Français sont jaloux de ne pas être allés jusqu'au sommet comme les autres mais à les écouter nous raconter ce qu'ils ont vu sur les pentes du dixième sommet du monde, on comprend vite qu'il s'agit d'autre chose. À bientôt 70 ans et un palmarès himalayen mirobolant, Marc Batard cherche surtout à prolonger le plaisir en altitude, sans la pression du sommet à tout prix. Bertrand Delapierre, lui, était venu avec sa caméra pour filmer l'ascension. Quant à Yorick Vion, il visait une première expérience sur un 8000, avec l'idée de grimper en style alpin.

« J'avais choisi l'Annapurna pour éviter la foule, on peut dire que j'ai été servi ! Pour une première expérience, disons que... c'est une expérience... » dit-il un brin dépité. Mais pourquoi y avait-il tant de monde en ce début de printemps sur le 8000 qui avait jusqu'ici les pires statistiques en terme de mortalité (72 morts pour 298 alpinistes au sommet) ? Faut-il y voir les conséquences de l'année blanche suite à la pandémie ? Bertrand Delapierre y voit peut-être un effet de mode : « Il y a quelques années, c'était le Cho Oyu qui était pris d'assaut. Ensuite, ça a été le Manaslu et maintenant l'Annapurna... »


De l'oxygène dès 6 500 mètres


Mais ce qui a surtout choqué l'ancien compagnon de cordée de Marco Siffredi, c'est l'évolution des pratiques au sein des expéditions commerciales : « J'avais déjà un peu connu ça au Cho Oyu il y a 20 ans mais bon, à l'époque, sur dix grimpeurs, il n'y en avait qu'un seul sous ox... » Vendredi dernier, sur les 68 alpinistes passés au sommet, presque tous portaient le masque. Avec ses 8 091 mètres, l'Annapurna culmine pourtant bien en-dessous de l'Everest (8 849 m) ou du K2 (8 611 m).

Yorick Vion confirme et avoue avoir été ébahi par la quantité de cylindres mis à disposition : « La plupart ne font qu'une seule rotation d'acclimatation à 5 500 mètres et ensuite, ils ouvrent les vannes. Certains utilisent de l'oxygène dès 6 500 m. Au camp 3, j'ai vu une tente entièrement remplie de cylindres. Ensuite, ils ont tous passé quatre jours à 6 900 mètres à attendre le créneau, avec tout ce qu'il faut de vivres et d'oxygène. Ça m'étonnerait qu'ils aient tout redescendu... »

Le trio, qui était en fait un quatuor, avait choisi de se scinder en deux au moment de partir vers le sommet. Yorick Vion et Bertrand Delapierre devaient partir en éclaireurs pour être ensuite rejoints par Marc Batard et le Népalais Pasang Nuru Sherpa. « Mais Bertrand était malade et il a finalement décidé de redescendre assez vite. Si j'ai un regret dans cette expédition, c'est de ne pas être redescendu avec lui. Il n'était pas bien, je n'aurais pas dû le laisser. J'ai merdé », raconte Yorick qui a ensuite grimpé jusqu'à environ 7 400 mètres en solitaire. « Là, j'ai eu une grosse baisse de moral, je n'étais pas venu pour grimper en solo. J'ai fait demi-tour avant de m'engager dans la grande traversée qui mène à l'arête sommitale. S'engager là-dedans, c'était prendre trop de risques. Je suis aspirant-guide, j'ai besoin de tous mes orteils ! »


« On en a vu passer en crampons sur des rochers dans du 2 ! »


Plus bas, Marc Batard et Pasang Nuru Sherpa (13 fois au sommet de l'Everest et qui ira l'année prochaine sans oxygène) renoncent eux aussi à s'engager dans le grand couloir qui débute à 6 000 mètres : « Les cordes fixes n'étaient pas sécurisées, c'était trop risqué. Une cordée a vu passer un bloc de glace de la taille d'une table juste à côté d'eux ». Pour le sprinter de l'Everest, les sherpas n'ont pas le niveau technique pour sécuriser correctement une ascension aussi dangereuse, même ceux qui sont certifiés UIAGM : « Je l'ai dit à Chhang Dawa, le leader de Seven Summits Treks, il n'a pas trop apprécié. »

Bertrand Delapierre confirme le ressenti : « Les Sherpas sont très forts physiquement mais c'est vrai que techniquement, c'est pas trop ça. Certaines cordes fixes n'étaient vraiment pas terribles en terme de sécurité. » Yorick Vion, lui, reste étonné par leur capacité à trainer au sommet des clients qui n'ont pas le niveau : « Il y avait des clients ne savaient carrément pas grimper. On en a vu passer en crampons sur des rochers dans du 2, là où nous on passait en baskets. Je me disais : « ceux-là, impossible qu'ils aillent au sommet ». Et quand j'ai regardé la liste des summiters, j'ai été sidéré. Ils y sont tous allés ! »


Neuf sherpas pour trois clients


Sur une montagne comme l'Annapurna, l'oxygène ne fait pas tout et le rôle des sherpas est essentiel : « Il y a une agence qui mettait neuf sherpas à disposition pour trois clients. C'est fou ! Ils ont des moyens colossaux » ajoute Yorick. Et quand ce ne sont pas les sherpas, ce sont les hélicoptères qui montent les charges, comme lorsque les cordes sont venues à manquer dans la dernière partie de l'ascension dont la glace vive a surpris les grimpeurs de tête : « Il y avait de la glace oui, mais faut pas déconner : quand tu sais grimper, ça passe sans corde. »

L'hélicoptère, qui est aussi venu chercher trois grimpeurs russes bloqués pendant deux jours au camp 3 en redescendant du sommet, tourne autour de l'Annapurna depuis le début de l'expédition : « Presque tout le monde a sauté le trek d'approche, regrette Marc Batard, le sanctuaire de l'Annapurna, c'est pourtant magnifique. Et puis ça se fait vite, en deux jours à peine. » Mais pour certains, la course aux sommets n'attend pas : « Un Taïwanais, est redescendu avec l'hélico depuis le camp 3. Et il s'est ensuite fait déposer au camp de base du Dhaulagiri. C'était pourtant l'un des seuls à être allé au sommet sans oxygène. C'est incroyable ! » dit Yorick.



« Un jour, il y aura une catastrophe, c'est inévitable. »

Bertrand Delapierre

Alors à qui la faute ? Aux pseudo-alpinistes occidentaux qui n'ont rien à faire là ? Aux agences népalaises, aux moyens de plus en plus importants ? Bertrand Delapierre sait que les choses sont plus compliquées qu'elles en ont l'air : « Leur succès au K2 cet hiver leur donne encore plus de pouvoir, c'est certain. Mais je ne jette pas la pierre aux Népalais, ils n'ont pas du tout la même vision que nous de l'himalayisme. Pourtant, faire monter autant de gens qui n'ont pas le niveau au sommet d'une montagne aussi dangereuse, ça pose quand même question. Un jour, il y aura une catastrophe, c'est inévitable. Il faudrait que les sherpas arrivent à faire renoncer certains clients qui n'ont pas à mettre les pieds en très haute altitude. Mais pression des clients ou appât du gain ? C'est toute la question... »

Yorick Vion, lui, n'est pas sûr de remettre un jour les pieds sur un 8000 : « En tout cas, pas sur une voie normale... franchement, c'est un sacrilège ce qu'ils ont fait. L'Annapurna, c'est un sanctuaire ! Et puis quand tu penses à ce qu'ont vécu Lachenal et Herzog en 1950... » Et Marc Batard de conclure : « Si Lachenal voyait ça, il se retournerait dans sa tombe... »

La saison himalayenne ne fait pourtant que commencer et c'est désormais le Dhaulagiri qui est dans le viseur des expéditions commerciales. Quant à l'Everest, aux dernières nouvelles, les autorités népalaises ont déjà délivré 366 permis d'ascension.