lundi 30 juillet 2018

Au Qatar, le sort préoccupant des ouvriers du Mondial 2022

Sur les chantiers de la prochaine Coupe du monde, la main-d’œuvre étrangère a bénéficié de quelques avancées de ses conditions de vie. Mais le flou reste complet sur le nombre de morts.
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De gigantesques arènes de béton et d’acier ont commencé à sortir du désert qatari. Tout autour de Doha, la capitale, là où il n’y avait que du sable, des cailloux et des buissons desséchés, les futurs stades de la Coupe du monde de football 2022, qui se jouera dans cet émirat de la péninsule Arabique, sont en train de prendre forme.

L’un des plus avancés, qui devrait être terminé à la fin de l’année, est celui d’Al-Wakrah, situé en lisière de la ville du même nom, au sud de Doha. Tout le squelette est en place, jusqu’à la charpente de 378 tonnes, sur laquelle un toit ondulé, en forme de voile de boutre, les embarcations traditionnelles du Golfe, est en cours d’installation.
D’ordinaire, la construction de ces enceintes n’intéresse les médias que dans les mois précédant la compétition, les observateurs se demandant rituellement si elles seront « prêtes à temps ». Mais, dans le cas du Qatar, ces grands travaux ont généré une attention immédiate, pour deux raisons spécifiques au Golfe.
Demande d’abolition de la « kafala »
D’une part l’extrême chaleur qui y sévit l’été, avec des températures pouvant dépasser les 50 degrés, soupçonnées d’être la cause de nombreuses morts sur les chantiers ; et, d’autre part, le système de la kafala (« tutelle »), qui, dans cette région, enchaîne les travailleurs étrangers à leur employeur, les soumettant au bon vouloir de ce dernier pour changer d’emploi ou sortir du pays.
Choquées à l’idée que les centaines de milliers d’immigrés asiatiques attendues sur les chantiers de la Coupe du monde se retrouvent à trimer dans des conditions proches de « l’esclavage », des organisations de défense des droits humains ont tiré la sonnette d’alarme, en réclamant l’abolition de la kafala.
En 2013, dans une enquête retentissante parue dans le Guardian, la Confédération syndicale internationale (CSI) avait même affirmé que 4 000 ouvriers risquaient de périr au Qatar d’ici au match d’ouverture, en 2022. Une extrapolation, contestée par les responsables locaux, obtenue à partir des statistiques officielles de l’année 2012, qui faisaient état de 520 morts, dont 385 inexpliquées, dans les communautés du Népal, d’Inde et du Bangladesh. Celles-ci forment les trois quarts de la main-d’œuvre immigrée du Qatar, estimée à 2 millions de personnes.
Sous les gradins en construction du stade d’Al-Wakrah, dont la moitié sera démontée à la fin de la compétition et léguée à des pays en voie de développement, ces chiffres macabres laissent perplexe. Les contremaîtres qui encadrent la visite assurent n’avoir aucun mort à déplorer depuis le lancement des travaux.

Préfabriqués climatisés

Ils se félicitent de mesures de sécurité « draconiennes », notamment un index calculant l’impact de la chaleur et de l’humidité, qui définit des seuils au-delà desquels le travail en extérieur est réduit, voire interdit. Une affichette, punaisée dans les préfabriqués climatisés où officient les cols blancs du chantier, vante les milliers d’heures de travail écoulés « sans le moindre accident du travail ».
Dans les immenses dortoirs à ouvriers, érigés à l’extérieur de Doha, Le Mondea retrouvé cinq jeunes Népalais passés par le site d’Al-Wakrah, qui ont pu s’exprimer librement, hors du contrôle de leur hiérarchie. Aucun d’entre eux n’a été témoin d’un accident mortel, et un seul dit avoir entendu parler d’un tel cas, au début des travaux.
« ON BOSSE PARFOIS TRÈS HAUT, LA MOINDRE PIÈCE QUI TOMBE PEUT CAUSERD’ÉNORMES DÉGÂTS »
« Il faut beaucoup se concentrer, le travail est très dangereux, confie Sushant, un manœuvre de 21 ans, qui travaille depuis un an et demi sur le chantier du stade. On bosse parfois très haut, la moindre pièce qui tombe peut causer d’énormes dégâts. Il y a eu deux blessés légers récemment, mais pas de morts. »
Tek, un conducteur de camion de 31 ans, qui a été embauché pendant sept mois à Al-Wakrah, juge, pour sa part, « la sécurité très stricte »« En général, les conditions de travail sur les stades sont meilleures que sur les autres sites, dit-il. Des inspecteurs du gouvernement sont venus nous voir à plusieurs reprises. Ils nous ont dit qu’en cas de retard de paiement nous devions déposer une plainte, et que notre employeur serait sanctionné. »

Salaire minimum de 176 euros

Conscient d’être dans le collimateur d’ONG et de médias, le comité organisateur du Mondial, qui supervise la construction des huit nouveaux stades de 2022, soumet les entreprises qui ont remporté les marchés à un cahier des charges plus contraignant que la moyenne. Ces sociétés, des géants du BTP, confrontées à un enjeu de réputation crucial, ont aussi intérêt à veiller au respect des normes de sécurité et de bien-être des ouvriers.
Les cinq Népalais avec lesquels Le Monde s’est entretenu ont gardé la propriété de leur passeport, alors qu’il est fréquent que ce document soit confisqué par les patrons, pour s’assurer que leurs employés ne prendront pas la fuite. Aucun d’entre eux n’a non plus subi de retard dans le versement de son salaire. Un casse-tête auquel les petites mains du Qatar sont souvent confrontées, et que le gouvernement a entrepris de résoudre en obligeant les entreprises à virerl’argent sur des comptes en banque.
L’ORGANISATION INTERNATIONALE DU TRAVAIL (OIT) A CLOS LA PROCÉDURE POUR « TRAVAIL FORCÉ », INSTRUITE DEPUIS 2014 CONTRE LE QATAR
Tous résident, ou résidaient à l’époque de leur contrat à Al-Wakrah, dans les nouveaux quartiers résidentiels pour travailleurs. Des quasi-villes, semblables à d’immenses cités HLM, avec mosquée, terrain de football, cantine, galerie commerciale et des chambres de 25 mètres carrés pour cinq ou six personnes, à l’ameublement sommaire, mais propres et climatisées. Le haut du panier en matière de logement pour immigrés au Qatar.
Ces petits progrès, dont bénéficient surtout les ouvriers des stades et qui attestent des efforts entrepris par les autorités locales, ont convaincu l’Organisation internationale du travail (OIT) de clore la procédure pour « travail forcé », instruite depuis 2014 contre le Qatar. En échange, cette agence spécialisée des Nations unies a ouvert un bureau à Doha, dont la mission est d’accompagner le Qatar vers l’abolition de la kafala.
« Ce sera fait d’ici un an, assure Houtan Homayounpour, le représentant de l’OIT dans l’émirat. Le gouvernement est déterminé à faire respecter les droits des travailleurs. Le pays a déjà fait des progrès significatifs par rapport à il y a quatre ans. » Au rang des avancées, il cite la mise en place d’une commission de résolution des litiges du travail, censée opérer beaucoup plus vite que l’instance préexistante. Et la création d’un salaire minimum, fixé pour l’instant à 750 riyals qataris (176 euros), un montant misérable même s’il inclut logement, nourriture et transport.

Des experts restent perplexes

A l’origine de la plainte pour « travail forcé » de 2014, les syndicalistes de la CSI sont eux aussi persuadés qu’un tournant est en cours. Leur secrétaire générale, Sharan Burrow, la cassandre des « 4 000 morts », estime désormais qu’une « nouvelle ère s’ouvre pour les droits des travailleurs au Qatar ».
« IL NE RESTE PLUS QUE QUATRE ANS AVANT LA COUPE DU MONDE, ET NOUS ATTENDONS TOUJOURS LES RÉFORMES STRUCTURELLES PROUVANT QUE LE QATAR AVANCE DANS LA BONNE DIRECTION »
Ce revirement laisse de nombreux défenseurs des droits de l’homme sceptiques, à l’image de Nicholas McGeehan, un ancien de Human Rights Watch (HRW), spécialiste des questions de migration dans le Golfe. « Il est naturel que l’OIT mette l’accent sur les aspects positifs de son partenariat avec le Qatar, dit-il. Mais cela fait des années que l’on nous promet une abolition de la kafala. Il ne reste plus que quatre ans avant la Coupe du monde, et nous attendons toujours les réformes structurelles prouvant que le Qatar avance dans la bonne direction. »
Sur la question critique des morts au travail, sujet que la CSI a mis en sourdine, le flou reste complet. Le gouvernement n’a pas publié de statistiques depuis 2012. En 2016, pressées par HRW, les autorités avaient reconnu trente-cinq morts. Le comité d’organisation de la Coupe du monde en avait pour sa part déclaré dix entre octobre 2015 et juillet 2017 parmi les ouvriers des stades, dont huit considérés comme « extérieurs au travail ».
Pourtant, en 2016, en réponse à la démarche d’une ONG de New Delhi, la représentation indienne au Qatar avait révélé que 241 de ses ressortissants y étaient morts en 2013, et 279 en 2014 et en 2015. Des morts rarement naturelles, compte tenu du fait que cette population est généralement très jeune.

Disparitions « inexpliquées »

Le décalage avec les chiffres fournis à HRW s’explique par le fait que la majorité de ces disparitions sont qualifiées d’« inexpliquées », ou bien imputées à une « défaillance cardiaque ». Des formules lapidaires, qui autorisent le gouvernement à ne pas les comptabiliser comme accidents du travail. Or, certains spécialistes estiment que la véritable fournaise qu’est l’émirat en été peut provoquer un choc hyperthermique entraînant un arrêt cardiaque.
Si les ouvriers des stades sont mieux protégés que la moyenne, ils ne constituent qu’une fraction de la main-d’œuvre contribuant aux préparatifs de 2022. Et, selon un ex-journaliste népalais, présent au Qatar depuis dix ans, « des compagnies continuent de violer la législation, qui prohibe le travail en extérieur pendant les heures les plus chaudes de l’été »« Il est scandaleux que nous ne sachions toujours pas combien d’ouvriers sont morts depuis 2012 et de quoi, s’exclame Nicholas McGeehan. La FIFA doit exiger du gouvernement qatari qu’il fasse la lumière sur cette question. »
Ram, un chauffeur de taxi népalais, ne dirait pas mieux. Depuis 2011, quatre personnes de son village, « qui compte une centaine de maisonnettes », sont morts sur la presqu’île. Son frère et son oncle, renversés par des chauffards, sur la route où ils travaillaient. Et deux voisins, l’un par suicide, selon la version officielle, et l’autre dans son sommeil, comme c’est souvent le cas lors d’un choc hyperthermique. « J’ai trop de peine dans mon cœur, dit Ram. Nous, les Népalais, ne valons pas grand-chose au Qatar. »