LE NÉPAL TOUJOURS SOUS LES RUINES
Huit mois après le tremblement de terre qui a fait 9 000 morts, le Népal peine à se reconstruire. A défaut des milliards promis par l’Unesco, la population se débrouille pour rebâtir l’économie vivrière et survivre.
La hauteur des marches atteint presque celle d’un corps d’enfant. Les pierres ceintes dans la terre par la main de l’homme forment un escalier irrégulier, sans fin, sur un dénivelé puissant. En levant les yeux, on aperçoit un hameau niché à 2 000 mètres d’altitude. Il ne reste là que deux maisons habitables ; le séismedu 25 avril dernier a emporté les 95 autres. Nous sommes à Bhardev, dans la vallée deKatmandou. Les mauvaises herbes ont commencé à envahir les décombres de ce village dévasté. Un parmi tant d’autres. Il y a déjà plus de six mois, le Népal subissait le pire tremblement de terre que son histoire ait connu : 7,8 sur l’échelle de Richter. Près de 9 000 morts.
COMME SI LE PAYS N’AVAIT PAS ASSEZ SOUFFERT, UNE PÉNURIE ORGANISÉE PAR L’INDE PRIVE LA POPULATION D’ESSENCE ET DE GAZ
Le temps avance, pas la reconstruction. Rabindra et Bina Silwal nous montrent leur nouveau logis, fait de tôle ondulée, où ils bénéficient d’un semblant de confort. Une cuisine d’un côté, une chambre de l’autre. Ce n’est pas sa maison d’avant que le couple pleure, mais ses deux enfants, morts sous les gravats en ce jour maudit. Ils avaient 6 et 11 ans, le toit effondré restera à jamais leur linceul. Des tomates ont été plantées juste à côté de ces ruines, comme s’il fallait que la vie reprenne à tout prix. Rabindra, le père, n’était pas présent au moment du drame. Comme beaucoup de Népalais, il travaillait en Malaisie pour un maigre salaire, qui servait à faire subsister la moitié du village. Il lui a fallu quatre jours pour rentrer. Depuis, il n’est pas reparti : « Je n’ai pas eu le cœur à laisser ma femme. » Bina fait entrevoir ses sentiments à travers son regard voilé, empreint d’une tristesse infinie malgré l’enfant qu’elle porte. La vie continue mais les deux neveux du couple n’ont plus de compagnons de jeux. Ni d’école…
Plus loin, en allant vers le nord, non loin de la frontière chinoise, sur le lieu du deuxième épicentre, à Dolakha, c’est la même désolation. Après cinq heures de routes cahoteuses, nous atteignons quasiment les 3 000 mètres d’altitude. Il y a là une petite ville où les violentes secousses ont touché les plus démunis. Cette fois, il ne faut pas grimper mais descendre : quarante-cinq minutes de marche à travers une forêt qui ne laisse rien apercevoir en contrebas. Des dizaines d’enfants en survêtement bleu marine et rouge y sont rassemblés, devant un ersatz d’école. Cinq abris, en tôle ondulée toujours, font office de classes. Il fallait parer au plus urgent après la destruction totale de l’établissement scolaire. Aucun des 150 enfants n’a péri. Le séisme a heureusement eu lieu un samedi, jour de repos. Les petits élèves appartiennent à l’ethnie des Thami, l’une des plus pauvres du pays. L’ancienne école gît quelques mètres plus loin, dans un amas de pierres. Comme les maisons de ces familles qui ont tout perdu. Elles ont reçu du gouvernement 15 000 roupies (environ 130 euros) en dédommagement. Pas de quoi se reloger avec ça, ni envisager l’avenir. Pour aider à la reconstruction, quelques parents ont, malgré leur dénuement, donné quelques roupies au directeur de l’école. Ce dernier, Tripuya Sundar, tient scrupuleusement sur un grand cahier les comptes des donations. Il espère réunir les 100 000 euros nécessaires, mais il sait que ce sera aussi difficile à atteindre que le sommet de l’Everest. Alors il demande de l’aide. Le gouvernement n’a encore rien prévu.
HEUREUSEMENT LE SÉISME A EU LIEU UN SAMEDI, JOUR DE FERMETURE DES ÉCOLES
Les ONG internationales ont contribué à installer des habitations provisoires à travers tout le pays. Après les tentes des premiers secours, ces logements, faits de contreplaqué et de métal, se sont mis à pousser partout, en montagne comme dans les plaines. Le gouvernement estime à 900 000 le nombre de maisons détruites. C’est un travail titanesque, que ce pays, parmi les plus démunis de la planète, ne pourra effectuer seul. Aman Shrestha, qui, lui, s’est extrait de son village et de sa condition sociale, nous montre le lieu de son enfance. Un champ de ruines, comme si des bombes avaient été lâchées par dizaines sur Dolakha. Il ne reste quasiment aucune demeure en bon état. Lorsqu’elles ne sont pas à terre, elles sont fissurées, inhabitables. Certaines familles refusent de quitter leur chez-soi et se sont installées au rez-de-chaussée, avec trois étages de danger au-dessus de leur tête. Malgré la dévastation du village, seulement trois personnes ont trouvé la mort, un miracle. Toute la population avait pu se réfugier à temps dans la forêt. Les quatre temples bouddhiques, dont un datant du XIIe siècle, ont résisté. Mais les touristes, népalais pour la plupart, ont déserté à leur tour. Aujourd’hui, chacun s’inquiète de l’arrivée de l’hiver. Entassés dans les quelques mètres qu’offrent ces « tempory habitations », hommes, femmes et enfants se lavent, mangent et vivent à l’extérieur. Ce n’est qu’à la tombée du jour qu’ils s’enferment dans ces abris de fortune, souvent éclairés à la bougie. Il leur faut sortir les matelas, amonceler les couvertures et attendre que la nuit passe.
Prem Singh Maharjan, qui dirige Urban Environment Management Society, une importante ONG locale, n’en finit pas de faire le tour des villages pour aider les plus nécessiteux. Il a repéré Puyama et les siens. A 14 ans, l’adolescente a perdu trois membres de sa famille dans Hayiddhi, devenu un théâtre d’ombres. Son père était lui aussi à l’étranger, à Dubai, lorsque le séisme est survenu. Il est rentré définitivement. La famille n’a pas d’argent et reste sous le choc. Ils vivent chez des cousins. La mère de Puyama et ses deux sœurs ne parviennent plus à retenir leurs larmes. Un des enfants est resté sous les ruines. L’une des sœurs ne doit sa survie qu’à un miracle. Seule une de ses mains sortait des décombres, elle a pu bouger quelques doigts… Quand le chagrin devient trop envahissant, petits et grands s’enlacent et pleurent ensemble. Le grand-père, lui, ne décolère pas : « No one came. » Aucun membre du gouvernement n’est venu jusqu’ici, à seulement 20 kilomètres de Katmandou, voir les sinistrés, près d’un millier de personnes à la rue sur 6 000 habitants. Pendant des mois, le père a évité de passer devant les ruines de sa maison. Trop douloureux. Comme pour ces milliers de déplacés que les autorités ont installés dans du précaire, à 1 ou 2 kilomètres de leurs villages dont il ne restait rien.
« QUARANTE MILLIARDS ONT ÉTÉ PROMIS MAIS RIEN N’ARRIVE », CONSTATE UN GUIDE NÉPALAIS
Plus on se rapproche de la capitale et plus le déblaiement a été efficace. C’est le cas à Bhaktapur, une des plus grandes cités touristiques, riche de temples ancestraux. Parmi les plus dévastées, aussi. « C’est autant de travail pour dégager les débris que pour reconstruire », nous explique Prem. Il faut récupérer chaque brique en bon état pour la recycler. Ici, 40 % de la ville a été détruite. Le temple Narayan a perdu son dôme devant une mairie ravagée. Comme si le pays n’avait pas suffisamment souffert, une pénurie organisée par l’Inde prive depuis plus d’un mois la population d’essence et de gaz. Les automobilistes patientent trois jours durant, sur des kilomètres de file d’attente, pour obtenir 10 litres d’essence. La colère, pour le moment sourde, pourrait exploser sous peu. Abhaya Subba Weise, énergique chanteuse populaire, a déjà organisé une marche et entraîné 3 000 personnes dans sa contestation. « Le pays est en crise. L’urgence ne consistait pas à faire une Constitution, mais à reconstruire. Nous allons avoir une crise humanitaire sans précédent. »
La Constitution tout juste adoptée a déplu au voisin géant, l’Inde, d’où le blocus. La nouvelle présidente du Népal, qui nous reçoit dans son palais en partie détruit, minimise la gravité de la situation. Tout comme le ministre de l’Intérieur, Shakti Bahadur Basnet : « Le gouvernement a pris la reconstruction en main. L’embargo renforce le sentiment national des Népalais. » Bidhya Devi Bhandari se veut tout aussi positive : « Nous allons former l’autorité de reconstruction et, dans un mois, nous commencerons. Mes priorités visent d’abord les enfants, les orphelins, ceux qui ont perdu un membre de leur famille et les déplacés. » Certes, son rôle est surtout symbolique ; mais son image de féministe a donné de l’espoir aux femmes qui subissent de nombreuses injustices. « Notre société est déséquilibrée, nous allons nous battre. » Elle sait que le pays vit du tourisme et que la reconstruction est urgente : « Nous avons besoin de deux ans pour rebâtir notre pays. » Kai Weise, l’architecte coordinateur pour l’Unesco et le gouvernement, est plus réaliste : « Il faudra dix ans pour effacer les traces du séisme. Et encore ! Le pays garde toujours celles de 1934… »
Il suffit d’arpenter la place Durbar, à Katmandou, pour constater qu’aucun des travaux, hormis de déblaiement, n’a commencé. « Nous n’en sommes qu’au diagnostic, nous devons faire des expertises sérieuses sur les temples et monuments. Certaines fissures ne sont pas apparentes. Nous ne savons pas à quel point les structures sont atteintes. Il nous faudra encore des mois pour budgéter les sommes nécessaires et savoir quel matériau nous utiliserons. »
Il suffit d’arpenter la place Durbar, à Katmandou, pour constater qu’aucun des travaux, hormis de déblaiement, n’a commencé. « Nous n’en sommes qu’au diagnostic, nous devons faire des expertises sérieuses sur les temples et monuments. Certaines fissures ne sont pas apparentes. Nous ne savons pas à quel point les structures sont atteintes. Il nous faudra encore des mois pour budgéter les sommes nécessaires et savoir quel matériau nous utiliserons. »
Les Népalais ont le sentiment que les monuments passent avant eux. « Où est l’argent ? interroge un guide. Quarante milliards ont été promis par l’aide internationale et l’Unesco, or rien n’arrive. » Le monde du tourisme s’alarme également, il fait vivre le Népal. Et on le comprend lorsqu’on découvre la beauté époustouflante du pays. Dawa Jamba, de l’ethnie des Sherpa, a gravi cinq fois le sommet de l’Everest. Il voit sa clientèle fondre comme les glaciers des sommets de l’Annapurna. Son agence, Khempalung Adventure, pourtant réputée, a perdu les deux tiers de ses candidats aux émotions fortes. Son associé, Ashim Pradhan, assène : « Si la situation était dangereuse, nous serions les premiers à annuler les treks. Ici, 80 % des routes sont déblayées. Il n’y a plus de danger. Le gouvernement est responsable de toute cette situation de blocage. Les Népalais sont patients, c’est à la fois leur force et leur faiblesse. Mais la crise humanitaire est déjà là. » Deux Français, Michel et Laurent, rentrés d’un trek à 6 500 mètres d’altitude, nous expliquent s’être retrouvés à trois seulement au lieu des dix alpinistes prévus. Ceux qui se sont défaussés rechignaient à venir dans un « pays frappé par le malheur ». Christophe Abbou, guide français, voit, lui, une clientèle renforcée par le désir d’aider. C’est lui qui a pu retrouver les corps de Mathilde Forissier et de Pierre-Vladimir Lobadowsky, ces deux Français qui ont péri au lendemain de leur arrivée, avant qu’ils ne partent à la crémation. Mais il ne décolère pas contre l’inertie du gouvernement. La présidente réfute ces attaques. Affable, elle surveille ses propres réponses et nous souhaite, à nous, Français, de « puiser dans la force des Népalais, après le drame des attentats, pour [nous] reconstruire »…