mercredi 5 juin 2019

Sur l'Everest, les dérives du « tourisme d'altitude »





Modifié le  - Publié le  | Le Point.fr

Amateurisme, files d'attente, chutes... Ce mois de mai, propice à l'ascension du sommet, a été particulièrement meurtrier. Des alpinistes témoignent.

La photo a fait le tour du monde. On y voit une longue file d'attente d'une centaine d'alpinistes le long de la crête qui rejoint le sommet de l'Everest, à 8 848 mètres d'altitude environ. La saison propice à l'ascension du toit du monde, au mois de mai, vient de se terminer avec un bilan de onze morts, un record depuis 2015 où des avalanches avaient tué dix-huit alpinistes. Si les incidents sont fréquents à cette altitude (chutes de sérac, météo, mal aigu des montagnes...), cette saison a particulièrement attiré les foules au sommet de l'Everest. Cette année, le Népal a délivré 381 permis d'ascension (contre 346 en 2018)et la Chine 140, des chiffres qu'il faut doubler étant donné que chaque grimpeur est accompagné d'un sherpa au moins.
Un succès commercial qui n'est pas au goût de tout le monde. « C'est un peu la folie du système, les agences de voyages font du business. On arrive à faire croire aux gens qu'ils sont capables de monter, mais on s'intéresse plus à leur fric qu'au côté humain », explique l'alpiniste Marc Batard, auteur de la première ascension de l'Everest sans oxygène et en solitaire en moins de 24 heures (1988).

« J'ai croisé quatre cadavres »

Depuis les années 1990, les agences de voyages proposant l'ascension de l'Everest se sont multipliées au Népal et ont commencé à brader leurs prix. Un marché lucratif alors que les candidats ne sont pas toujours au niveau. « On voit des clients qui viennent qu'une seule fois. Ils font très peu de montagne, ils veulent juste mettre un trophée sur leur étagère », estime celui qui prépare une nouvelle expédition sur l'Everest en 2022. « C'est un alpinisme bradé, un tourisme d'altitude. Vous n'avez qu'à suivre l'itinéraire balisé, et attendre votre tour », ajoute Jean-Louis Étienne, lui aussi auteur d'une ascension en 1983.
Thomas Dutheil, un jeune pompier amateur d'alpinisme, revient tout juste de son expédition au sommet. « J'ai croisé beaucoup de gens qui s'entraînaient à chausser leurs crampons ou à utiliser leurs poignées d'ascension au niveau de la cascade de glace, donc forcément ça fait peur », témoigne-t-il. Lui a dépensé 35 000 dollars, dont 11 000 pour le permis attribué par le Népal, « pour s'assurer le confort nécessaire », notamment huit bouteilles d'oxygène par personne. En effet, quand les grimpeurs atteignent les 8 000 mètres, ils ne peuvent plus se passer d'une assistance respiratoire. « Il y a eu six morts lors de notre journée d'ascension. J'ai croisé quatre cadavres sur ma route et un alpiniste seul avec une bouteille d'oxygène vide, raconte le jeune homme. La zone de la mort porte bien son nom. » S'il se considère comme un alpiniste amateur, Thomas Dutheil avait déjà grimpé un sommet de 6 800 mètres et lié des connaissances avec des guides népalais au préalable. Il met en garde les néophytes : « Là-haut, il n'y a pas que les belles photos. Il y a aussi les cadavres, la nourriture lyophilisée et les nuits glaciales. Il ne faut pas monter pour satisfaire son ego. »

Des sommets très lucratifs

Face à la dérégulation du marché, l'agence française Terre d'aventure ne propose plus à ses clients de grimper au sommet de l'Everest depuis une quinzaine d'années : « C'est devenu une sorte d'autoroute, or nous préférons rester prudents », explique Lionel Habasque, PDG de l'entreprise qui propose d'autres sommets moins fréquentés dans l'Himalaya. En effet, certaines agences népalaises proposent des expéditions à partir de 20 000 dollars, contre 50 000 en moyenne, au détriment de la sécurité des clients. Un business très lucratif. « Sur une demi-saison de mai à juin, un sherpa aguerri peut gagner jusqu'à 10 000 dollars », estime Lionel Habasque. Un tarif non négligeable dans un pays où 25 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté.
D'après Les Échos, le Népal a tiré 643 millions de dollars du tourisme au cours de l'exercice 2017-2018, soit environ 3,5 % de son PIB. Face à un tel enjeu économique, il n'est pour l'instant pas question de réguler le nombre de permis accordés chaque année. L'État a même baissé le coût unitaire du permis de 18 000 à 11 000 dollars ces dernières années. D'autres pays frontaliers, comme le Bhoutan, ont adopté une stratégie de tourisme plus restrictive. Pour Marc Batard, le Népal devrait prendre exemple sur l'Argentine « qui a une très bonne gestion de la délivrance de permis » pour grimper l'Aconcagua, sommet de la cordillère des Andes culminant à 6 962 mètres d'altitude. En France, le maire de Saint-Gervais a décidé de limiter l'ascension du mont Blanc à 214 alpinistes par an à partir de 2019, pour faire baisser le nombre d'incidents.