Placages, bousculades, chaises qui volent, nous ne sommes pas dans l'arrière-salle d'un café lors d'un match de foot, mais au sein de l'Assemblée constituante Népalaise. Dans la mêlée, les agents de sécurité qui tentaient de s'interposer entre les députés de la majorité et ceux de l'opposition maoïste ont même été blessés !
Le jour même, une grève générale paralysait le pays. Convoquée par le parti maoïste (UCPN-M) et son chef suprême, Pushpa Kamal Dahal, elle a mobilisé une alliance d'une trentaine de partis, dont le Mouvement national des nationalités indigènes, dirigé par Padma Ratna Tuladhar. D'après Nepali Times, des écoles, des commerces et le réseau de transports en commun ont tous dû fermer leurs portes. Quelques clashs ont eu lieu, notamment à Katmandou où 70 personnes auraient été interpellées. Une dizaine de journalistes ont été agressés, leurs caméras et dictaphones confisqués, voire cassés. Plusieurs motos et voitures ont été brûlées, dont un véhicule appartenant à une mission diplomatique.
Le parti au pouvoir, Congrès népalais, et ses alliés UML (des léninistes, à ne pas confondre avec les maoïstes) détiennent les deux tiers des sièges nécessaires pour l'adoption d'une nouvelle Constitution. Les maoïstes, écartés du pouvoir, font pression pour qu'un accord politique soit trouvé entre tous les partis avant l'examen du texte par l'Assemblée constituante, même si cela nécessite de dépasser la date limite de fin des discussions, fixée à jeudi. Des désaccords persistent sur des questions, comme les modalités de création de nouvelles provinces, l'opposition souhaitant favoriser les communautés historiquement exclues telles que les dalits (intouchables) et la minorité des Madhesi. Les autres partis estiment qu'un tel découpage saperait l'unité nationale.
Le Népal est composé de plus d'une centaine d'ethnies
Les maoïstes ont été les premiers à populariser l'idée d'un fédéralisme basé sur un découpage ethnique des régions afin d'attirer les minorités dans la guérilla, et de s'en servir comme d'un rempart à la domination des hautes castes encore en place. Mais le réveil identitaire qui a suivi a ouvert une véritable boîte de Pandore. De nouvelles forces ont émergé. En 2012, les populations autochtones, regroupées sous l'appellation Janajati, ont lancé un mouvement national de protestations et de grèves pour obliger l'Assemblée et les principaux partis politiques à restructurer le pays sur un fédéralisme basé sur l'identité ethnique. Des milliers de personnes issues des hautes castes sont alors descendues dans la rue pour protester et exiger une "nation indivisible".
Le Népal est composé de plus d'une centaine d'ethnies et de presque autant de dialectes. Les groupes indigènes sont dispersés et peuvent cohabiter dans une même localité, même s'ils sont majoritaires dans certaines régions (Tharu et Madeshi dans le Teraï, populations tibéto-birmanes au nord). La perspective d'un découpage à fondement ethnique fait planer le risque d'une poudrière de type balkanique.
La situation est complexe. Prenons le cas du Teraï, dans le sud du pays. Cette plaine, depuis le XIVe siècle, est une région peuplée par les Tharus, une ethnie pauvre d'agriculteurs et d'éleveurs, et par les Madeshi, population d'origine indienne recrutée en masse, sous les Rana, au XIXe siècle, pour accélérer le processus de défrichage des terres en montagne et développer l'agriculture. La moitié des Indo-Népalais habitent cette bande de terre, à une heure de bicyclette de la frontière. Les Madeshi savent que tout ce qui est nécessaire au moyen et au haut pays transite par une route qui traverse leur région et réclament un "Etat madesh", pour s'affranchir de la tutelle de Katmandou, dominée par les hautes castes newar et indo-népalaises et qui ne se sont jamais souciées de leur sort, en matière d'éducation notamment. Craignant d'être exploités, les Tharus ne veulent pas d'un État madesh et ont demandé, en 2007, l'autodétermination dans le cadre d'une province fédérale nommé Tharuwat, à l'ouest du pays. Autrefois jungle insalubre, le Teraï est aujourd'hui le grenier à blé et à riz du pays.
Le système des castes appliqué légalement par des juges
La Constitution provisoire du Népal de 2007 présente le pays comme une République démocratique fédérale et laïque. Culturellement, dans le domaine religieux et idéologique, le Népal est une société hindoue. Les sanctuaires du pays font partie d'un patrimoine commun avec l'Inde. L'influence chinoise est plus distancée. La hiérarchie des castes, codifiée par le Code civil de 1854 (Muluki Ain) et abrogée en 1963, reste une référence importante dans les comportements sociaux, notamment dans les zones rurales, où vit 80 % de la population. La ferveur religieuse se traduit par un nombre incalculable de rites et fêtes, qui ne font que renforcer l'esprit de caste. La loi sur l'intouchabilité n'a été votée qu'en 2011. Le Népal est aussi le seul pays de culture hindoue, où le système des castes a été appliqué légalement par des juges. "Toutes les institutions gouvernementales et la plupart des ONG sont monopolisées par les hindous de hautes castes (bahuns-Chetris), souligne l'essayiste népalaise Manjushree Thapa, dans un article publié par Courrier international. C'est une constatation flagrante et indéniable qui se vérifie au sein de tous les partis politiques (1), dans tous les organes de presse, dans l'ensemble du secteur privé ainsi que dans le vaste réseau informel des hautes sphères du pouvoir."
En décembre dernier, le Nepali Times rappelait sur son site : "Nous devons élaborer une Constitution qui nous convienne, pas une qui cadre avec les idées nationalistes de notre voisin [L'Inde]. L'identité nationale du Népal doit être définie par notre diversité culturelle, linguistique, religieuse et ethnique, et pas seulement par l'hindouité de nos anciens dirigeants. [...] Nous devons décentraliser et déconcentrer le pouvoir politique, mais la fédération indienne n'est pas forcément exactement le bon modèle pour nous."
L'orthodoxie hindouiste a horreur des mélanges. La diversité n'est pas la priorité du Premier ministre indien Narendra Modi, qui prône la "reconversion" à l'hindouisme. Depuis le 25 décembre 2014, on ne fête plus Noël en Inde. Ce n'est pas un jour de fête, c'est le jour de la bonne gouvernance. Les enfants ont dû plancher sur ce thème au cours d'une dissertation. En visite au Népal en août 2014, Modi a promis de fournir un milliard de dollars pour développer les infrastructures du pays, et l'assurance d'une "neutralité bienveillante".