mardi 25 mars 2014

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L'exode intarissable des jeunes Népalais

LE MONDE |  • Mis à jour le  |Par 
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Chaque jour, des migrants morts dans leur pays d’accueil sont rapatriés. Ici, à l’aéroport de Katmandou, fin 2013.


On les repère tout de suite à leur visage tendu, presque hagard. Ils ont entre 20 et 30 ans. Dans une main, leur passeport et leur contrat de travail. Dans l'autre, un petit sac de sport. C'est leur seul bagage. Ils y ont entassé quelques vêtements, du tabac, cinq ou six paquets de nouilles népalaises et une bouteille d'eau. C'est la première fois qu'ils quittent le Népal, la première fois qu'ils prennent l'avion. Leur stress est tel qu'ils ont du mal à parler. On les sent déjà ailleurs. Là-bas, au Qatar, en Arabie saoudite, au Koweït, en Malaisie

Chaque jour, quelque 1 500 Népalais quittent leur pays à partir de l'aéroport de Katmandou. Tous ou presque sont des ruraux, sans qualification, parfois illettrés. Leur espoir : un emploi lucratif. De quoi envoyer chaque mois de l'argent à leurfamille, restée au village. Au mieux, ils reviendront au Népal dans deux ans, pour quelques semaines de vacances.


Aucun pays au monde, en temps de paix, ne connaît une pareille « hémorragie »de travailleurs, une semblable « épidémie », selon les termes du chef de la mission de l'Organisation internationale pour les migrations à Katmandou, Maurizio Busatti. Même les Philippines, qui « exportent » 10 % de leur main-d'oeuvre, ne connaissent pas un tel exode. Le Népal a toujours été un pays de migrants, mais ces dernières années, il se vide littéralement de sa population. Chaque année, le phénomène s'accélère, sans que les autorités, dépassées par la situation, réussissent à le maîtriser. Le veulent-elles d'ailleurs ? Les transfertsdes migrants s'élèvent chaque année à 6 milliards de dollars (4,3 milliards d'euros), soit 23 % du produit intérieur brut. Plus de la moitié de la population (27 millions) vit de ces subsides. Reste que ces 6 milliards annuels ne sont pas productifs. « Ils ne servent qu'à la survie et ne créent pas d'emplois, donc ne résolvent pas nos problèmes de fond, fait remarquer Kunda Dixit, fondateur et directeur du Nepali TimesComment un pays peut-il tourner en ayant perdu 30 % de sa population masculine et 60 % de ses jeunes de moins de 30 ans ? A cela s'ajoute l'émigration des femmes, qui prend des proportions dramatiques. »

DES CONTRATS SIGNÉS SANS LES LIRE

Nischal et Raju, 22 et 24 ans, viennent du même village du sud-est du Népal, à deux jours de bus. Dans un instant, ils s'envoleront pour le Qatar. Ils seront manoeuvres sur un chantier mais ignorent pour quelle société. L'un et l'autre ont signé leur contrat – rédigé en anglais, qu'ils ne parlent pas – sans le lire. Ils n'ont retenu qu'une chose : on leur a promis un salaire de 260 dollars par mois, soit plus de trois fois le smic au Népal.
« Nous sommes contents. Notre agence de recrutement nous a dit que sur place nous trouverions plein d'équipements », dit Nischal, avec un regard qui trahit cependant son anxiété. Raju opine : « Et en plus notre logement sera gratuit ! » Il ignore qu'une chambre à dix ou à douze, avec des lits superposés, l'attend sans doute dans un campement en plein désert. Derrière eux, un homme paraît nerveux. Le visage dur, il invite les deux jeunes candidats au départ à se taire et à se diriger vers la salle d'embarquement. C'est leur agent de recrutement, à qui l'un et l'autre ont versé 1 250 dollars comme prix de ses services. Nischal et Raju mettront un à trois ans à rembourser cette somme.
Amita, la trentaine, s'est faite belle pour partir. Robe rouge, chaussettes roses, sac à main assorti, cette jeune femme s'apprête à prendre l'avion pour la Malaisie où, dit-elle, elle travaillera dans une entreprise de téléphones portables. Elle ne reverra pas ses deux enfants de 8 et 4 ans avant au moins trois ans. Amita est déterminée. Rien ne la fera changer d'avis, pas même ce drôle de contrat qu'elle a signé les yeux fermés, et qui n'indique nulle part quel sera son emploi. « Je n'ai pas le choix. Je dois partir pour permettre à mes enfants d'aller dans de bonnes écoles », assure-t-elle.
Dev Chandra soupire : « Ces pauvres gens ne savent rien de ce qui les attend.C'est toujours le même scénario : leurs agents leur font signer leur contrat trois heures avant de les faire monter dans l'avion. Ainsi, ils n'ont pas le temps devérifier ce qu'il y a dedans… Le sauraient-ils d'ailleurs qu'ils partiraient quand même. Quand je les alerte, ils me répondent : “Laisse-moi ma chance !” » Dev Chandra est membre d'Asian Human Rights and Culture Development Forum, une ONG qui assiste les migrants. Son travail relève de la mission impossible. Au Népal, les agences de recrutement – 750 déclarées, des centaines d'autres illégales – constituent une véritable mafia. « La corruption est telle, ici, que les agents disposent de relais à tous les niveaux : avec les politiques, la police, l'administration », dit-il.

LES FORÇATS DU MONDIAL

Si 1 500 travailleurs népalais quittent quotidiennement l'aéroport de Katmandou, quatre ou cinq reviennent chaque jour dans un cercueil. Morts dans les pays d'accueil, presque invariablement de « crise cardiaque », selon la version officielle, alors qu'ils étaient âgés de 20 à 35 ans. Conditions de travail, chaleur, épuisement, stress… En l'absence d'autopsie, on ignore les causes exactes de ces morts subites. Certains de ces décès pourraient-ils être des accidents du travail déguisés, afin d'éviter aux entreprises fautives d'avoir à verser des indemnités aux familles ?
Il a fallu une enquête de Pete Pattisson, du Guardian, en septembre 2013, pour qu'un coup de projecteur vienne éclairer le sort des migrants népalais. Le silence des agneaux a soudain pris fin. Le monde entier a appris avec stupeur que quelque 500 travailleurs népalais avaient trouvé la mort, ces deux dernières années, au Qatar, sur les chantiers de construction de la Coupe du monde defootball de 2022. De ces forçats du Mondial, il devrait d'ailleurs être question lors du Comité exécutif de la FIFA, les 20 et 21 mars, à Zurich. A Katmandou, on n'attend rien de cette réunion. Et pour cause : cette tragédie n'est pas nouvelle.
Voilà des années que les Népalais souffrent et meurent dans les pays du Golfe ainsi qu'en Malaisie ou en Corée du Sud, où le nombre de suicides est étonnamment élevé. Après dix ans d'insurrection, la paix conclue en 2006 avec la guérilla maoïste n'a pas eu les effets escomptés. L'absence d'emplois, l'instabilité politique, la corruption effrénée, poussent chaque année davantage de jeunes à s'en aller. Pour les plus qualifiés, l'aventure se passe plutôt bien. Mais pour les démunis, le voyage tourne souvent à la tragédie. Et les efforts désespérés de quelques-uns, comme Krishna Pushkar, le nouveau directeur du département de l'emploi à l'étranger, seront longs à donner des résultats, tant la collusion entre la classe politique et les agences de recrutement est étroite.
Si le nombre des décès augmente en flèche, c'est que le nombre de migrants népalais explose. Et le traitement par le Qatar de ses migrants « n'est pas l'exception mais la règle » dans la région, insiste Maurizio Busatti. L'Arabie saoudite, le Koweït, les Emirats arabes unis, le Liban et la Malaisie ne font pas mieux.

LES CAMPAGNES PEUPLÉES DE FEMMES ET D'ENFANTS

Plus on s'éloigne de la capitale népalaise, mieux on respire. Finis le nuage de pollution qui entoure la ville du matin au soir, les masques de tissu derrière lesquels se protègent les habitants, le vacarme des vieilles guimbardes et des motos. Katmandou n'est plus la capitale peace and love des hippies des années 1970. La vie y est dure. L'électricité ne fonctionne pas 16 heures sur 24…
Mais un autre fléau accable le hameau de Bakhari, à une trentaine de kilomètres à l'est de la capitale : le départ des hommes. Vidées de leurs forces vives, les zones rurales ne sont plus peuplées que de femmes, d'enfants et de vieillards. Bina, Yamu et Shirisha bavardent tout en donnant le sein à leurs derniers-nés (18 mois et 2 ans), tandis que, à deux pas, des chevreaux tètent en donnant de vigoureux coups de tête à leurs mères… Bina a son mari au Koweït, Yamu et Shirisha ont le leur en Malaisie. Aucune ne sait ce que fait son époux ni quand il reviendra. « Je voudrais partir travailler comme domestique en Israël. Il paraît que c'est bien là-bas. C'est vrai ? », demande soudain une femme énergique d'une quarantaine d'années. Accroupie par terre, une grand-mère en costume traditionnel reste silencieuse. Le visage ridé, le corps usé, elle paraît avoir 85 ans. Elle en a 62…
« On n'imagine pas les conséquences sur le Népal de l'exode des hommes. Le fardeau retombe sur les femmes et il est lourd. Quant à l'agriculture, elle a dramatiquement chuté. Les femmes savent bêchersemerrécolter. Maislabourer, non », explique Om Gurung, directeur du département de sociologie à l'université Tribhuvan, inquiet de voir « le tissu social se déliter » et les familles « se désintégrer ».
Procéder aux rites funéraires devient même un problème. « Dans mon village, il n'y a plus d'hommes pour porter les corps vers le bûcherOr nous, les femmes, n'avons pas le droit dans notre religion de toucher les défunts », raconte Rupa, étudiante en langues. Il arrive que des cadavres restent ainsi deux ou trois jours sur le pas des portes, le temps de trouver ailleurs des hommes disponibles.
Entre les avantages financiers à court terme et les inconvénients humains, véritables bombes à retardement pour le Népal, où trouver le juste équilibre ? Ganesh Gurung, sociologue et président du Réseau national pour une migration sécurisée, plaide pour que le gouvernement cesse de brader ses travailleurs. « Connaît-on le coût social payé par les familles ?, s'interroge-t-il. Cela vaut-il la peine ? Ces héros qui soutiennent notre économie à bout de bras doivent-ils lefaire au prix de leur sueur et de leurs larmes ? » Et de leur vie ?