Il y a cinq ans, c’est sur Haïti que les promesses pleuvaient. Camille Chalmers, économiste et professeur à l’université d’Haïti, dresse le bilan de la reconstruction de son pays et appelle à ne pas répéter au Népal les mêmes erreurs. Alors que la conférence des donateurs, réunie jeudi dernier à Katmandou, a promis 4,4 milliards de dollars (3,9 milliards d’euros) sous forme de dons et de prêts pour reconstruire le pays deux mois après le tremblement de terre qui a tué près 9 000 personnes et détruit 500 000 logements.
Comment s’est passée la reconstruction d’Haïti après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 ?
Le 31 mars 2010, lors de la grande conférence des donateurs à New York, il y a eu beaucoup de promesses, très généreuses : 11 à 12 milliards de dollars ont été promis sur cinq ans. Ensuite, les conjonctures économiques ont évolué, les gouvernements des pays donateurs ont changé, et une fois l’effet d’urgence passé, il a été très difficile de faire respecter les engagements. Les pays donateurs cherchent la visibilité avant tout, et quand le sujet disparaît des médias, ils sont moins intéressés. Seul 52% de l’argent promis a été versé.
Qui était chargé de centraliser les dons ?
Un mécanisme ad hoc a été mis en place, la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CRH), géré par l’ancien président des Etats-Unis Bill Clinton en coordination avec le Premier ministre haïtien. Or, avec une institution créée pour l’occasion, dirigée par une personnalité étrangère, les mécanismes de transparence ne sont pas évidents, la population n’a pas eu de prise sur les décisions et a perdu le contrôle de l’aide internationale. L’essentiel de ces fonds a été géré dans un agenda qui ne correspondait pas à celui du gouvernement haïtien. Il n’y avait même aucun rapport entre les besoins exprimés par Haïti et la réponse du CRH.
Par exemple, pour le pays, l’école était une priorité absolue. L’université d’Haïti avait perdu 11 facultés dans le séisme, et c’était l’occasion de construire un véritable campus. Un projet de 300 millions de dollars a été présenté par le rectorat, mais ce n’était pas dans l’agenda de la CRH. Cinq ans après, les facultés n’ont pas été reconstruites, les étudiants travaillent dans des hangars, les conditions sont difficiles et les cours sont souvent impossibles. Si l’éducation n’est pas une priorité, qu’est-ce qui est une priorité ? Les donateurs ont préféré construire des routes et des aéroports.
Comment expliquez-vous cette différence de points de vue ?
C’est la conséquence des rapports de force entre l’Etat haïtien et les intervenants extérieurs. Il y a eu une croissance de 9 à 12% de la construction depuis le séisme, en majorité portée par de gros contrats privés. Malgré leur connaissance du pays, les entreprises locales ont été marginalisées. Je connais une entreprise très compétente, avec de longues années d’expérience, qui n’arrive pas à survivre, car les contrats ont été accordés à des acteurs extérieurs, principalement établis aux Etats-Unis, au Canada et en République dominicaine, avec des matériaux importés.
Alors que la catastrophe aurait pu être une opportunité, l’argent de la reconstruction a affaibli le système économique local. Entre 2010 et 2011, seul 1% des décaissements a été versé à l’Etat haïtien. Et au total, 9% seulement. Cela veut dire que 90% de l’argent est parti vers les économies des pays du Nord, dans les frais d’administration, les salaires des expatriés, les dépenses d’hôtel et de voyage, dans les frais de fonctionnement des agences de l’ONU et des ONG. Des sommes colossales ont été gaspillées, voire détournées : un Espagnol a été emprisonné pour avoir détourné 7 millions de dollars d’aide mais beaucoup d’autres ont œuvré en toute impunité. Car dès qu’on parle d’agir d’urgence, les mécanismes de contrôle sont court-circuités.
Comment concevoir alors l’aide humanitaire d’urgence ?
Le défi est d’apporter une réponse précise et rapide, mais conçue dans un esprit de développement et reconstruction. Les soins gratuits prodigués par des ONG après le séisme ont déstabilisé le système de santé, acculant les cliniques à la faillite et aspirant le personnel médical. L’effet pervers est que les solutions provisoires tendent à perdurer. Par exemple, un milliard de dollars a été dépensé dans les «shelters», des abris, au lieu d’investir dans des solutions pérennes.
A chaque fois, dans les médias, l’accent est mis sur l’intervention étrangère, parfois menée avec des méthodes discutables, voire honteuses. Des bouteilles et des conteneurs d’eau potable ont été importés à grands frais du Canada alors que le pays ne manquait pas d’eau, les télés ont montré des hélicoptères larguant des sacs de nourriture sur des villages comme on jette de la nourriture à des chiens. A côté de ça, on oublie qu’il y a eu beaucoup d’efforts fournis par la population elle-même. La solidarité a été efficace et extraordinaire. Par exemple, à Port-au-Prince, tout était cassé, et pourtant j’ai pu manger quatre jours dans la rue sans débourser un sou. La cuisine était faite de façon collective, les réserves mises en commun. En deux semaines, 694 000 personnes ont quitté la capitale et ce déplacement massif a été absorbé par les zones rurales. L’économie paysanne a eu la capacité de recevoir, nourrir, loger tous ces gens.
Où en est la reconstruction d’Haïti aujourd’hui ?
La reconstruction est lente, très lente. Cinq ans après, on sent encore les effets de la déstabilisation du marché du logement créé par l’afflux d’expatriés après le séisme. Les loyers ont explosé, des maisons se louaient à des prix exorbitants, jusqu’à 4 000 dollars par mois à Port-au-Prince. Les habitants ont eu beaucoup de mal à se reloger à des prix normaux. Il y a toujours officiellement 70 000 sans-abri. Un chiffre sous-estimé, car il ne tient pas compte des gens qui sont toujours hébergés par de la famille ou qui vivent dans un habitat indécent, dans des quartiers qu’on refuse de qualifier de camps de déplacés ou dans des maisons fragilisées par le séisme. L’habitat répond à une logique collective, une cuisine commune et des espaces privés, la construction éclatée est adaptée à l’environnement. A part quelques expériences isolées, la plupart des programmes de reconstruction ont été faits selon des modèles occidentaux, sans tenir compte du terrain, du climat, des matériaux disponibles localement, et de la culture locale.
Quel conseil donneriez-vous aux autorités de Katmandou et aux pays donateurs ?
Jusque-là, il semble que l’on n’a rien appris de l’expérience d’Haïti. Il faut que le Népal organise la reconstruction, crée des réseaux et des fédérations au niveau national. L’Etat doit garder des éléments de contrôle et des leviers de décision. Il ne doit pas hésiter à faire pression pour dénoncer ce qui ne va pas, mais aussi proposer des solutions en coordination avec l’économie et la culture populaires, qui s’appuieront sur l’expertise et le savoir-faire locaux. Il doit être conscient des rapports de pouvoir et éviter que d’autres mettent la main sur le pactole. La reconstruction du Népal doit être un projet conçu et dirigé par les Népalais, qui bénéficient de l’expérience accumulée au cours de plusieurs millénaires.
Recueilli par Laurence Defranoux